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"Mai 68" : Un ouvrage de Boris Gobille

Mai 68 de Boris Gobille, La Découverte, coll. "Repères", mars 2008, 120 p.

Compte-rendu par Igor Martinache

Nul besoin d’avoir rédigé une thèse sur l’astrologie pour prévoir la déferlante déjà en route d’ouvrages consacrés à « Mai 68 ». Et pour pressentir que tous ne seront pas d’égale qualité, tant les idées reçues prolifèrent quant à cet événement. En témoigne son intitulé, « Mai 68 », alors que le ou plutôt les mouvements sociaux qui le composent se sont déroulés sur une période plus longue que le seul mois en question. Mais il ne faut pas s’y tromper : si le titre de l’ouvrage de Boris Gobille, maître de conférences en sciences politiques à l’ENS-LSH de Lyon et co-directeur d’un autre ouvrage, plus imposant, sorti récemment consacré à cette même période [1] ,reprend le label éculé, il n’en vient pas moins remettre les pendules à l’heure sur un certain nombre de poncifs courant sur cette période troublée de l’histoire contemporaine française.

Force est tout d’abord de constater que ce n’est pas seulement l’anniversaire qui rend nécessaire une analyse rigoureuse de la période. Malgré (ou plutôt à cause de) la profusion de discours à leur propos, les événements de « mai 68 » restent encore mal connus du public, y compris de ses participants eux-mêmes. Ainsi, comme Boris Gobille l’écrit d’entrée, « quarante ans après, Mai 68 reste encore énigmatique à force d’avoir été travesti ». C’est que, comme l’a bien rappelé Lilian Mathieu dans son cours introductif de l’Université Populaire de Lyon intitulé « Mai-Juin 68 : L’évènement face à ses interprétations » [2], ces événements ont donné lieu depuis leur survenue à d’incessantes luttes d’interprétation, la version dominante évoluant au fil des décennies vers une conception toujours plus dépréciative, qui a sans doute culminé avec la condamnation ferme du candidat Nicolas Sarkozy dans son discours du 27 avril 2007, imputant les principaux maux de la société française à l’ « héritage de mai 68 ».

Conformément à l’intitulé de la collection où il s’inscrit, Boris Gobille s’attache donc dans ce petit ouvrage à rétablir des « repères » sur la crise de mai-juin 68, en rendant compte de ses multiples dimensions, et ce en suivant une triple-méthode : la reconstitution des faits, souvent négligés au profit de leur interprétation, une réflexion sur la notion d’événement, et l’utilisation des outils de la sociologie des crises politiques, dans la perspective défrichée par Michel Dobry. Dans un premier temps, l’auteur revient sur le mouvement étudiant, auquel on a tendance à réduire l’événement, resituant les sources de la crise dans un contexte marqué par la « démocratisation » de l’accès à l’université, une actualité internationale mouvementée, et l’émergence de nouvelles subjectivités politiques critiques, qui se traduiront entre autres par l’essor des comités d’action. Il retrace ensuite à grands traits les actions proprement dites, « nuits des barricades » ou occupations de locaux universitaires en tête.

Vient ensuite l’examen du mouvement ouvrier, généralement négligé malgré son ampleur. Il faudrait d’ailleurs mieux parler des mouvements ouvriers, car si seule une minorité des grèves est en fait spontanée, il s’agit de remarquer une « pluralité des situations d’usine », y compris à l’intérieur d’une même entreprise. La mobilisation largement spontanée, « improbable » et violente de l’usine Renault de Flins a ainsi peu à voir avec l’ébranlement de la citadelle de l’île Seguin à Billancourt appartenant à la même firme automobile, étroitement encadré par la CGT, tandis que l’usine Peugeot de Sochaux se met en grève, contrairement à celle de Mulhouse. Boris Gobille s’arrête également sur les fameuses négociations de Grenelle, et en s’appuyant sur de récents travaux historiques (ceux notamment de Michelle Zancarini-Fournel), relativise l’interprétation courante selon laquelle les représentants de la CGT auraient accepté l’accord gouvernemental avant d’être désavoué par la base à Billancourt. Quoiqu’il en soit, le « Mai ouvrier » a bien eu lieu, affirme l’auteur, avant de revenir sur une autre idée fausse largement répandue : celle d’un rendez-vous manqué entre étudiants et ouvriers. Car si tel est bien le cas au niveau des structures « réifiées » (syndicats ouvriers et étudiants) nationales, il ne faut pas oublier les nombreux « métissages » qui se sont opérés sur le terrain entre membres des deux groupes. Autant d’expériences ordinaires dont l’histoire reste encore largement à faire.

L’élargissement de la crise à d’autres secteurs de la société fait ensuite l’objet du troisième chapitre. L’auteur y relate ainsi la manière dont les membres de différents groupes sociaux -artistes, architectes, magistrats, médecins et même chrétiens - sont entrés dans la contestation, non sans décrire avec une certaine finesse leurs « mobiles » respectifs, souvent caricaturés quand ils ne sont pas tout simplement tus. Car tous ces mouvements convergent précisément dans une prise de parole - Michel de Certeau, cité par Boris Gobille, écrivait justement qu’en mai-juin 1968, « on a pris la parole comme on a pris la Bastille en 1789 »- par des représentés sommés habituellement de se taire pour « être parlés » par d’autres. C’est ainsi à une offensive contre la logique de la représentation, et plus largement encore contre la division sociale du travail, aussi bien dans sa dimension verticale qu’horizontale, que se sont livrés les multiples participants de cette contestation polyphonique, avec une profonde revendication d’égalité, bien loin de la caricature d’individualisme ou d’hédonisme égoïste qu’on en a dressé depuis. Le « rire de Mai » écrit Boris Gobille en reprenant une expression de Pierre Bourdieu [3] , est bien un rire politique, résultant de la « joie » d’ébranler les compartimentations sociales instituées par l’ordre symbolique, et non seulement d’un simple chahut de potaches.

Enfin, la dernière partie de l’ouvrage est consacrée à la gestion politique et policière de la crise. L’auteur souligne dans les deux cas la dimension improvisée et désordonnée, contre la vision d’une grande maîtrise par les autorités d’un mouvement qu’elles auront, à grande échelle du moins, su faire rentrer dans le rang à la fin du mois de juin. Malgré ses flottements, le gouvernement Pompidou aura ainsi pu compter sur une information étroitement contrôlée pour gagner les faveurs de l’ « opinion publique », ainsi que sur les errements d’une « gauche » institutionnelle emmenée par François Mitterand, plus soucieuse d’essayer de récupérer le pouvoir que d’écouter les messages des manifestants. N’en déplaise à ses admirateurs, ce n’est en tous cas pas le charisme du général de Gaulle qui aura rétabli l’ordre dans les usines et dans la rue. Celui-ci a du tout au contraire céder le pas à un « gaullisme partisan », dernière étape avant son éviction définitive du pouvoir.

En dépit de sa brièveté, ce texte vient redonner quelques bases solides quant aux événements qui ont secoué la société française (mais également d’autres, seulement évoquées ici) à l’aurore des « Trente Glorieuses ». Un préalable utile avant de « s’attaquer » aux ouvrages de toutes sortes qui ne vont pas manquer d’envahir les étals des libraires. Mais au-delà, son auteur reste fidèle à l’ « esprit de Mai » en contribuant à rendre la parole aux participants de ce mouvement hétéroclite, dont l’objectif commun était précisément de la prendre. Et si la parenthèse qu’a créé cet ébranlement de l’ordre social semble s’être refermée à l’échelle globale, il ne faudrait pas pour autant oublier tous ces « soixante-huitards anonymes » qui continuent à habiter leur vie quotidienne de façon hétérodoxe, et entretiennent dans l’ombre la postérité de cet événéement « inouï ».

Notes

[1Mai-Juin 68, dirigé par Dominique Damamme, Boris Gobille, Frédérique Matonti et Bernard Pudal, Editions de l’Atelier, 2008

[2Les enregistrements de ces interventions seront prochainement téléchargeables gratuitement sur le site de l’Université populaire

[3du nom d’un de ses articles reproduit dans Interventions, 1961-2001, Agone, 2002